S’il ne mourut pas à la guerre, quelque chose de lui était resté « là-bas. » C’est l’impression qu’eut sa femme en le voyant revenir, les cheveux brutalement blanchis, le visage creusé de rides profondes, à trente ans.
Il a été brancardier à Verdun, il a fait le Chemin des Dames. Il n’a pas de mots pour raconter.
Juste des douilles d’obus dans son sac, sur les-quelles il a sculpté des lys. Il a aussi gravé du muguet sur deux ogives. Dans les tranchées, pendant les temps morts, explique-t-il. Les temps de vie, pourrait-il dire.
Il n’a pas vu son enfant depuis plusieurs années. La petite avait neuf mois à la déclaration de guerre. Malgré les photographies reçues au front, il la reconnaît mal. Elle le regarde de ses yeux graves. Elle a l’air grande pour son âge. Il ne sait pas lui parler. Pas plus d’ailleurs qu’à sa propre mère, qui lui prend doucement le bras, avec des larmes plein les yeux :
– Alors, mon garçon… C’est bien fini, cette fois !
Tous ont vieilli, ce sont des ombres dans le paysage familier, un jour d’hiver ironiquement rayonnant.
Les cousins sont venus timidement saluer son retour. Il y a des morts, parmi les fils des voisins. On n’ose pas parler top fort. Il pense aux copains de là- bas : ceux qui y sont restés, et ceux qui, comme lui, sont rentrés chez eux. Il se sent seul.
Il faut que son regard se réhabitue à la réalité de la paix, avec les arbres fruitiers, même si eux aussi ont l’air morts en ce moment, et le potager qui ne donne pour l’instant que des choux et des poireaux, ce qu’il faut pour les soupes d’hiver. En bas du jardin, la rivière scintille comme du métal.
[...]
Madeleine les a rejoints. Elle touche l’épaule de son mari et lui désigne le cerisier :
– Tu vois, c’est dans celui-là que la petite était montée toute seule… Tu sais, ce que je t’ai raconté dans ma lettre ?
Il se souvient, il sourit à sa femme.
Son père en profite. Il raconte :
– Oui, tout d’un coup, je vois une grosse tache rouge dans le cerisier… Son tablier ! Alors je m’approche tout doucement : « N’aie pas peur, mon petit coco, n’aie pas peur… »
– Elle a eu une bonne fessée, pour ne pas recommencer ! conclut la mère, hochant la tête au souvenir de sa frayeur.
Le grand-père se sent un peu maladroit, avec son sauvetage dans le cerisier.
Debout dans le silence paisible de son jardin, il s’éclaircit la voix de nouveau :
– Vous au moins, dit-il à son fils, les boches, vous les avez eus… Vous leur avez repris l’Alsace et la Lorraine ! Vous n’êtes pas morts pour rien…
– Oui, mais je suis vivant, papa, dit le fils d’une voix terne.
Pour l’instant, ce jeune homme de trente ans aux cheveux blancs se sent bien fragile pour porter les compliments. Maintenant qu’il est détaché de ses camarades, comme un fruit tombé de l’arbre, il se sent pourri de l’intérieur. Plus décomposé que les cadavres laissés sur le champ de bataille. Rien de ce qui l’entoure aujourd’hui n’a plus de sens. Ni ce jardin noirci par l’hiver, où son père lui montre les plates-bandes de choux, ni les histoires d’enfant qui grimpe dans un cerisier.
[...]
Il souffre de maux de tête sans mesure avec ceux qu’on connaît dans la vie normale. La nuit, dans l’ancienne chambre de ses parents, dans ce lit trop confortable, où il se serre contre sa femme, il fait des cauchemars. Il rêve qu’il creuse, et creuse encore, entre des cadavres défigurés, pour saisir la main d’un blessé. L’odeur du trou laissé par l’obus est celle d’un charnier. La main qu’on lui tend, c’est celle d’un bras coupé, dressé à la verticale entre deux corps.
Il crie dans son sommeil. Il réveille tout le monde. Fernand, son frère cadet, qui a été blessé et démobilisé dès la première année, est gêné par le regard sombre de son aîné. Il y sent un reproche sous-jacent. Il ne montre plus sa blessure avec la même fierté.
Le soldat se remet à prendre sa femme dans ses bras, sans un mot. Mais le lit grince, et elle a un peu honte.
Le jour, il est bourru, il sent qu’on craint de l’approcher. Son enfant se cache dans les jupes de sa mère. Un jour, il l’entend dire :
– Quand est-ce qu’il s’en va, le monsieur ?
[...]