1
Quand la porte du bureau s’entrouvrait, Thomas sauvegardait rapidement ce qu’il venait d’écrire, prêt à abandonner son clavier aux fantaisies de son fils.
Une hésitation précédait toujours le bond de David vers les genoux de son père.
Fusaient ensuite, sous les doigts de l’enfant, les lignes rapides d’une langue bizarre que Thomas feignait de déchiffrer, sous les éclats de rire.
L’auteur quittait pour un moment les récits cruels qui faisaient sa célébrité, les purulences d’abcès sociaux dont les lecteurs attendaient l’incision sous sa plume. Il s’était spécialisé dans le polar noir depuis une blessure de vie. Mais quand David entrait, la lumière chassait tout le reste.
Un jour, une girafe dessinée sur le papier d’une nappe de restaurant consola Thomas des images qu’il entrevoyait derrière la vitre : des femmes faisant les cent pas, des hommes échangeant furtivement des produits de mort. La laideur, la saleté des rues, les invectives des bandes, tout ce qui constituait le quotidien du quartier s’estompait.
La girafe de David, celle qu’il s’appliquait à dessiner, plongeait son museau dans un arbre élevé, sur un fond de ciel. Là où il n’y avait pas de miasmes.
Depuis des années, en revenant de l’école, David entrait dans le bureau de Thomas. À son tour, en grandissant, il essayait de déchiffrer les phrases de son père. Mais Thomas les faisait s’envoler d’un clic.
— Non, disait-il. Pas encore.
— Pourquoi, Papa ?
Comme il insistait, il fallut bien lui dire la vérité : ces récits-là n’étaient pas pour lui. Ils ne décrivaient pas un monde assez beau pour l’enfant qu’il était, l’œuvre de chair de Thomas. Son œuvre de vie, à laquelle il voulait donner du sens.
Au début, David restait perplexe. Un peu plus tard, il demanda :
— Mais alors, pourquoi, toi, tu écris sur ce monde-là ?
Thomas n’avait pas esquivé la réponse : il décrivait le monde qu’il connaissait pour l’avoir croisé dans la réalité. Mais il souhaitait l’assainir, par le feu de son écriture, et le tenir éloigné de David.
— Je pourrai tout de même les lire un jour, tes livres ?
— Plus tard, mon fils. Et à ce moment-là, on en parlera tous les deux.
Pourtant, c’est tout seul que David, à seize ans, s’immergerait dans ce monde délétère. La déchéance sociale, la prostitution, l’alcool, la drogue, qui parcouraient les romans paternels, ce serait à lui seul d’en gérer l’héritage. Thomas était en droit de se croire encore là pour un certain temps. Pourtant, il allait mourir.
Arriva ce jour où, en rentrant du lycée, David le trouva affaissé sur le clavier de son ordinateur.
Sa tête avait produit une suite de lettres identiques. Une phrase absurde dans le genre de celles que le garçon de quatre ans tapait à la volée, quand il ne savait pas encore écrire.
Ce jour-là, devant l’immobilité de son père, le déni de David s’était mu en épouvante. Puis l’épouvante en déni.
D’autres êtres étaient alors entrés dans sa vie, nécessairement, car il n’avait que seize ans. Sa mère était exclue depuis toujours, pour des raisons qu’il ignorait en partie, et il n’avait pas d’autre famille.
Un ami de son père allait devenir son tuteur. Des hommes de loi avaient pris la situation matérielle en main ; un éditeur aussi, celui qui attendait la suite d’un roman à peine commencé.
Présentant à tous son visage d’enfant sage, David avait fermé une porte, celle qui ouvrait sur sa douleur et son labyrinthe intérieur.
Et puis il avait voulu rester chez lui, et y rester seul.
Ensuite, il s’était mis à errer dans le royaume du mort, entre le bureau encore encombré d’épreuves à corriger, de feuillets raturés, et l’ordinateur éteint, qui gardait en mémoire une histoire en gestation, un univers glauque et retors, des personnages bien campés, mais qui n’avaient pas encore joué toutes leurs cartes.
Il naviguait là, chaque soir, en rentrant du lycée, au milieu de ces épaves. Devant ce clavier muet où le front de son père était venu s’échouer, où la mort avait vampirisé son sang d’écrivain.
David connaissait le dernier projet de roman. Il avait été question qu’il en devienne un personnage. Celui d’une sorte de rédempteur. C’était la promesse de Thomas.
Prophétisé, le rédempteur resterait dans les limbes, ou dans les bourgeons d’un printemps qui ne viendrait pas.
Un rôle porteur de justice, pourtant. Thomas en rêvait. Il devait fabriquer ce personnage à l’image de David, avec certains traits de caractère que tous deux seraient seuls à reconnaître, et qui leur inspireraient un sourire de connivence.
À présent qu’il commençait à lire l’œuvre de son père, David y entrait sans guide, sans garde-fou. C’étaient une vie tranchée et une œuvre inachevée.
David se cherchait en vain dans des ébauches, mais il n’existait pas.
Alors il était comme un poulet sans tête qui continue à courir.
2
Une angoisse avait habité Thomas, après la naissance de son fils, devant le succès de son premier roman publié. Son personnage féminin était devenu une icône pour ses lecteurs.
Clémence, cette jeune femme perdue dans ses délires, dangereuse pour elle et pour les autres, pouvait bien être folle de rage d’avoir servi de modèle, ce ne serait jamais aussi grave, aux yeux de Thomas, que le traumatisme de David, s’il découvrait la vie de sa mère à travers son livre…
Ainsi Thomas n’avait-il jamais ressenti la joie de son succès. Son héroïne continuait à hanter sa vraie vie. Clémence lui avait reproché d’avoir volé la substance de la sienne, les effets douloureux de sa maladie, pour en faire un montage soi-disant imaginaire et « gagner de l’argent » avec cela.
Même si Thomas avait pu se justifier, car son œuvre métamorphosait les circonstances et les faits, il n’en subsistait pas moins, chez lui, une vague honte, celle de s’être rendu coupable d’une sorte d’expropriation.
Dès la naissance de David, la priorité de Thomas avait été de le protéger, de le faire vivre dans un monde sain. Et pour cela, il avait fallu écarter Clémence. Elle n’avait d’ailleurs pas opposé de résistance, bien au contraire. Un jugement avait alors donné à Thomas la garde complète de son fils.
Mais l’enfant allait un jour poser des questions sur sa mère, demander à la voir.
Thomas organisa une rencontre, quand David avait à peine trois ans. C’était une période où Clémence allait un peu mieux, et elle n’eut pas trop de réticences. Néanmoins, on pouvait craindre que l’événement ne ravive en elle le souvenir d’une souffrance secrète et intolérable, et cette démarche fut l’objet d’une préparation avec son psychiatre. Le choix du lieu se porta sur un parc où Thomas conduisait souvent l’enfant.
Entre cette femme anxieuse et le petit garçon suspendu au cou de son père, ce fut un face à face timide. Deux étrangers qui hésitaient à se rapprocher l’un de l’autre.
Comment David aurait-il pu appeler « maman » cette inconnue au sourire crispé ?
Et comment Clémence, se sentant incapable de prendre cet enfant dans les bras, aurait-elle pu le rassurer, avec la tendresse bienveillante d’une mère ?
Elle lui avait tendu un jouet, emballé dans un paquet : « Tiens… »
Il l’avait pris après une hésitation, se tournant vers Thomas comme pour lui demander son assentiment. Cela s’était passé très vite, laissant peu de souvenirs dans la mémoire de David.
Ce jouet, dont Thomas lui rappelait souvent qu’il venait de Maman, fut le premier d’une série, envoyés par la poste lors de ses anniversaires, ou à Noël. Et seulement quand Clémence allait à peu près bien. Les autres fois, Thomas comblait le vide en achetant quelque chose de sa part.
Maman était le personnage d’une histoire douce et un peu triste, celle d’une dame malade et lointaine, qui envoyait des cadeaux.
À la suite de cette première rencontre, Clémence avait fait une crise grave. Il avait fallu l’hospitalier une nouvelle fois. Alors elle renonça à voir l’enfant. « Je ne lui ferais que du mal », disait-elle.
Thomas voulait avant tout protéger David : « On verra plus tard, quand tu iras mieux… »
Mais ce « mieux » n’était jamais durable. Clémence était souvent hospitalisée, et s’avérait, au fil des années, incapable de mener une vie complètement autonome. Thomas veillait sur elle, mais à distance. David les avait à la fois unis pour la vie, et séparés par sécurité.
Jusqu’à treize ou quatorze ans, David s’était cantonné dans la lecture des aventures d’Harry Potter et des romans d’héroic fantasy qui l’entraînaient dans des univers bien éloignés de ceux de son père. Jusqu’alors, en effet, il n’y avait pas de danger que David découvre sa mère dans le roman de Thomas.
Mais au lycée, on en vient par la force des choses à rencontrer des romanciers qui touchent de bien plus près à la réalité. Et David allait y prendre goût…
— Pourquoi je ne commencerais pas à lire tes romans ? suggéra-t-il un soir, en dînant.
Thomas se récria :
— Trop sombres, d’une vérité qui fait mal.
— Mais tes lecteurs les aiment !
— Ce sont des adultes qui connaissent les tristesses de la vie. Toi, je veux te protéger…
David hésitait. Des questions lui venaient, qu’il ne savait pas encore formuler. Alors il répondit seulement :
— Un jour ou l’autre, je les lirai quand même !
3
D’autres scrupules tourmentaient Thomas. Quand il avait suffisamment gagné sa vie, grâce à ses romans, pour arrêter d’exercer son métier de travailleur social qui ne lui laissait guère le temps d’écrire, des remords l’avaient vite envahi. De quel droit abandonner son rôle, même s’il était modeste, auprès des gens démunis à qui il faisait un peu de bien chaque jour ? De quel droit, tout à coup, privilégier le rôle d’auteur, installé derrière un écran qui relativisait le monde réel, puisqu’il suffisait de l’éteindre pour savourer une vie confortable dans un appartement bien chauffé et spacieux ?
— Oui, mais j’écris par amour, se disait-il dans un élan sincère, les bons jours où il sentait quelque chose bouillonner en lui, où il n’était pas convaincu de la vanité de ses récits, ni du proche arrêt de ce qu’il appelait l’inspiration.
Mais à qui allait cet amour ? Il était censé se diffuser dans l’esprit et le cœur des lecteurs. L’écriture leur insufflerait des émotions, des informations aussi sur cette précarité dont il faisait son thème de prédilection, et où il situait ses enquêtes. Une précarité avec laquelle il avait nécessairement pris ses distances pour écrire.
Mais comment continuer à nourrir son imaginaire, si l’on renonce à cette unique source, la vie réelle ? Il faudrait être un démiurge pour tout créer à partir de son propre cerveau…
Qu’adviendrait-il quand le filon viendrait à s’épuiser ?
Thomas avait souligné, dans un épais roman de Balzac resté longtemps sur sa table de nuit, la phrase où un éditeur demande à un auteur :
« Serez-vous fécond ? Deviendrez-vous dix volumes ? »
Certes, il avait été publié. Et il avait eu du succès. Mais comment ses doigts poursuivraient-ils leur footing quotidien sur les pages vierges, sans se nourrir substantiellement de la vie ? Quel grain donner à moudre à cette facilité d’écriture, ambiguë comme une facilité de caisse, paillette vite envolée si elle ne trouvait plus de support ? Soutiendrait-il l’intérêt de ses lecteurs, quand on le sentirait tirer sur la corde en s’usant les mains ?
Thomas vivait en bon père de famille. David était son pivot. Il aimait être présent pour lui chaque soir. Les paillettes, séduisantes de temps en temps, ne lui plaisaient guère. Sur un plateau télé, il se sentait bourru, ours mal léché. Les intellectuels qui croisaient élégamment les jambes pour évaluer sa prose lui donnaient l’impression de savoir mieux que lui ce qu’était l’écriture. Ils le jugeaient parfois selon des critères d’analyse que lui-même ne connaissait pas. Ou bien ils essayaient de fouiller indiscrètement dans les arcanes de son inspiration, et donc de sa vie. Le monde littéraire n’était pas devenu le sien, et il s’en méfiait. De ces illusions-là, aussi, il voulait protéger David.
Le garçon avait beaucoup de maturité pour son âge et commençait à poser des questions embarrassantes.
— Tu ne t’ennuies pas, à taper toute la journée sur ton clavier, tout seul, et à vérifier ce que tu écris sur l’écran ?
Thomas sentait un reproche implicite derrière l’étonnement de David : quelle chance de gagner sa vie ainsi, sans rien faire d’autre qu’écrire ! Mais n’était-ce pas lassant, en effet, de regarder à longueur de journée défiler des phrases dont on est l’auteur, et dans lesquelles on ne croit pas toujours, après relecture ? Les journées les plus inspirées n’étaient-elles pas finalement les plus stériles, improductives au premier degré ? Celles où on reste face à soi-même, sans contact avec les autres ? Quelle activité, quel rôle utile avait-il désormais, en dehors de la maison ? Quel pion avançait-il sur l’échiquier de la vie sociale ?
Un jour il décida de consacrer un peu de temps à du bénévolat. Pour renouer avec son expérience passée. Sans se faire connaître en tant qu’écrivain. D’ailleurs, qui eût compris ce qu’il faisait, parmi ceux qu’il aidait à apprendre à écrire, pour s’intégrer un peu mieux dans la société où ils étaient appelés à vivre ?
Chaque semaine, Thomas préparait des fiches d’exercices ludiques pour entraîner ces gens si souriants, ces mères de familles appliquées. Elles étaient si fières des dix mots formés en deux heures, sur les lignes du cahier qu’on leur avait donné ! Elles se réjouissaient d’avoir su écrire dix mots. Et Thomas repartait heureux, sous leurs remerciements pleins de chaleur.
Émerveillé de leur présence, alors qu’elles avaient six ou huit enfants, et de leurs bâillements de fatigue étouffés sous un sourire, après ces deux heures d’efforts.
Et il repartait vers son ordinateur, écrire ses dix pages de la journée. « Voilà, j’ai fait quelque chose d’un peu utile », se disait-il, conscient de la vanité des messages que ses romans étaient censés envoyer, très loin dans l’espace et peut-être dans le temps, à de potentiels lecteurs dont il ne saurait lui-même jamais rien…
David, à quinze ans, trouvait paradoxale la censure que son père exerçait sur ses propres romans.
Puisque Thomas ne cherchait à dire les turpitudes que pour les assainir, que craignait-il ?
— Eh bien je voudrais que l’écran d’une vitre colorée demeure encore un peu, entre ton univers et la réalité…
À ces mots, David fut frappé par un souvenir de classe :
— C’est étrange, ce que tu dis, Papa. On nous a appris que les artistes étaient des illusionnistes, et que ce qu’ils produisent n’est jamais le réel pur et simple… Il y a toujours un écran !
— Tout de même, poursuivit Thomas, je me blesse trop souvent en travaillant, pour te mettre déjà en contact avec le résultat. Écrire, pour moi, c’est un peu comme marcher pieds nus sur du verre.
Il y a là un petit éclat qui réfléchit la lumière. Pourtant je ne l’ai pas vu, et je marche dessus.
Je l’entends craquer, il me rentre dans la chair et je saigne. Voilà mon encre.
David prit cet air taquin que Thomas aimait, car il ôtait du poids aux épreuves :
— En somme, si tu avais des semelles plus épaisses, tu n’aurais rien à écrire !
— C’est un peu cela, conclut Thomas.