LE PIANO PERDU
« Dieu sait pourquoi, les professeurs de musique occupent une place particulière dans l’imaginaire enfantin. Peut-être parce qu’ils ne sont ni parent, ni instituteur, mais une figure de l’un et l’autre. Sans doute parce qu’on se retrouve en situation de proche intimité avec quelqu’un dont, généralement, on ne sait à peu près rien…. »
De petits chapitres, comme des fragments éclatés de l’histoire s’offrent à la recomposition. Ces lignes si suggestives de la quatrième de couverture nous introduisent dans la lecture de ce roman très réussi, riche de ses multiples épisodes, qui s’entrelacent pour le plus grand plaisir du lecteur grâce à une composition ingénieuse en sollicitant la mémoire du lecteur. On est aidé cependant, car chacune des sept parties constitue un bloc linéaire ; la vie est faite de fragments, de moments forts qui se détachent et de petites séquences narratives suivies. Le schéma du « piano perdu » est celui d’un retour en arrière, d’une remontée (ou redescente ?) dans le passé de la narratrice, puis dans celui de Nicolas, son professeur de piano, qui nous ramène à l’époque de l’avant-guerre, des tragédies de la guerre, du rideau de fer, jusqu’à ce que celui-ci- tombe ; la voie est libre pour un passé antérieur, car c’est lui qui contient désormais la promesse d’un futur… L’histoire n’est pas figée, la sève de la vie est toujours là, irriguant le bois du beau piano, prête à donner de nouvelles floraisons.
Or le roman ne se limite pas à un entrelacs de heurs, malheurs et rebondissements, qui est le lot des gens ordinaires ballottés par les remous de la vie. Nos protagonistes se tiennent fermement à leur gouvernail, c’est-à-dire à leur amour de la musique. C’est lui qui aimante la narratrice, apprenant le piano avec son professeur, Nicolas, ainsi que Denise, la femme de Nicolas, celui qu’ils appellent « le maître » et que Nicolas accompagnait, et enfin Camila et Francis retrouvés à la fin. La musique les a conduits en fait. Et justement, comme par miracle, la musique est la voie de l’ouverture aux autres, du partage. On pourrait retourner l’expression : amour de la musique. Ne devient-elle pas la musique de l’amour ?
« Leur accord dans ces moments-là, m’apparaissait l’exemple même de l’union. » note la narratrice qui rêve aussi « de connaître un jour cet accord magique avec un autre être humain ». Lors de l’audition qui scelle la rencontre de Nicolas et de Denise, l’auteure écrit : « C’était un homme plein d’écoute de l’autre » et cet autre, c’était elle. »
Malheureusement le monde ne baigne pas dans l’idylle et même la complicité artistique peut mener à la souffrance, si par exemple le « maître » qu’on adulait comme un dieu vous met en concurrence avec un autre accompagnateur et si, n’acceptant pas qu’une femme entre dans votre vie, voyant en elle une rivale, il vous lâche tout à fait. Toute sa vie, l’amertume due au rejet de son professeur accompagnera Nicolas, qui devra aussi se résigner à ne pas pouvoir transmettre sa vocation à l’élève qu’il préférait.
Ainsi le récit offre aussi une grande variété de tonalités, de modes émotionnels caractérisant le vécu des protagonistes.
L’enthousiasme romantique pour l’ineffable communion des êtres cède parfois la place à des rappels quelque peu ironiques de la réalité « malgré les épreuves qu’ils durent traverser pendant les premières années de leur mariage, tous deux eurent sans doute des heures de bonheur, dans leur petite chambre du sixième étage » (où sixième étage rime avec mariage). La narratrice, consciente des réalités du métier d’enseignante compte en même temps que les parents de Denise : « à quoi bon continuer à gagner, au prix de soirées laborieuses, consacrées à des préparations minutieuses, cette paie minime qui ne faisait qu’augmenter la tranche de leurs impôts » ? Le cadre de l’appartement de Nicolas et de Denise, où les élèves se demandent où ils peuvent bien manger est bien étriqué aussi. Juste à côté de la grande musique, on rencontre ainsi la petite musique déprimante en mode mineur de la réalité, mais avec l’humour, on est sauvé : « Sur terre, que se passait-il exactement ? ». La musique, qui vient de l’Est – Schubert, Janacek, Chopin – nous entraîne sur les chemins de l’évasion romantique. La mer, qu’il s’agisse des bords austères de la mer noire en Bulgarie ou des criques provençales où l’on rencontre des nymphes authentiques nous rapproche de l’univers poétique d’Ovide. Autres tons. On en oublierait presque de chercher la clef. Qui est donc le maestro tant admiré ?
Bienchen