Voici la critique du livre, parue sur le site Babelio.
De son enfance, Hélène Bruntz ne gardait que des souvenirs de ses disparus et des albums photos dans des tiroirs fermés. L’immeuble où elle avait grandi avait été rasé depuis longtemps, il n’en subsistait qu’une adresse, le cinquante-sept de la rue de Flandre, qui abritait désormais un jardin partagé entre des tours d’immeubles.
C’était méconnaître son imagination. Voici que sous sa plume, les photos ont pris vie et sens ; la petite fille qui n’était pas dans l’album des parents jeunes mariés a surgi sous les traits d’une gamine juive habitant l’immeuble sous l’Occupation et qui s’en échappera, un album sous le bras, après l’arrestation de ses parents.
Plus qu’un roman, ce livre est une leçon. Comment faire revivre ici-bas ceux qui sont partis ? Par la littérature, pardi. Ce quatrième roman d’Hélène Bruntz rend hommage à son père, pièce manquante du puzzle décrit dans Trouver l’aiguille.
Avis de Bienchen – 23 février 2024
L’histoire comme on dit peut tenir en quelques lignes, comme d’habitude. Une rencontre « fortuite » – un soin au poignet met la narratrice sur la piste de l’histoire de l’enfant de l’appartement d’à côté du sien (à l’époque celui de ses parents), sauvée de la déportation pendant la seconde guerre mondiale, grâce à une chaine de personnages aidants : le couple de concierges bourrus, une voisine qui voudrait mettre ses albums de photos en sécurité à la campagne chez un couple de paysans, puis ces derniers qui vont accueillir la petite, ainsi que des personnes du village, dont un jeune curé.
On suit ce récit avec beaucoup d’intérêt, bien que cette histoire d’enfant caché ait déjà été bien souvent racontée. Elle n’est pas autobiographique et la narratrice est entrée avec subtilité et empathie dans l’histoire de la voisine, doublement étrangère, mais n’est-ce pas le rôle de la littérature que de trouver les chemins vers autrui, d’imaginer des sensations, des objets, des trajets, des rencontres, des rêveries ?
Elle se morfond, à plat ventre sous le grand lit, avec juste la permission de sortir la tête, tant que personne ne frappe au carreau de la loge. Aux aguets, elle attend et écoute. Mais rien ne se produit, le groupe d’inconnus est passé, et traverse la cour. Esther gigote sous le lit. Elle essaie d’imaginer qu’elle nage, et que la rivière est large et dangereuse à traverser.
L’imagination de la conteuse se donne libre cours, elle taille de nouveaux habits à sa protégée (qui héritera d’ailleurs de la boite à couture de la paysanne chez qui elle a passé trois ans). Ainsi Esther devient Amandine, joue du piano, se fait baptiser, aime Jésus et le jeune curé du village en qui (le curé et aussi Jésus) elle trouve du soutien.
La narration explore avec finesse les motivations qui font la petite histoire (pas les guerres et les révolutions), les histoires de vies. Par exemple, celles et ceux qui aident l’enfant ont perdu un fils, et désirent un nouvel attachement maternel ou paternel. Il en va de même pour la voisine qui prête ses livres de photos. Son mari est prisonnier et elle aurait aimé avoir un enfant. C’est à ces motivations que peut tenir la survie.
« … le mieux, imagina la jeune femme, ce serait qu’elle dise que mon mari et moi sommes ses parents. Personne ne viendra vérifier ici. … Et si on la questionne sur nous, elle pourra toujours montrer nos albums. … Tu retiendras le nom des gens et des lieux au cas où on t’interrogerait. … La jeune femme eut un élan du cœur. Nous n’avons pas d’enfant. Mais pour ta sécurité, avant de retrouver les tiens, veux-tu bien imaginer que tu es notre fille ? »
Hélène Bruntz est une vraie romancière, pas seulement une conteuse. Elle compose différents fils, mais réussit aussi à fait advenir des récits de vie. Les fils s’interrompent, c’est la stagnation, mais ne cassent pas tous, puis quelque chose peut arriver à nouveau, de là où on ne l’attendait pas, mais à quoi on aurait pu penser. Des coïncidences, des rencontres, des révélations plus que des rebondissements. Des objets servent de fils conducteurs, l’œuf de la boite à couture, le piano. Ainsi la musique prit pour elle beaucoup d’importance. Et contribua largement à élargir son sentiment religieux.
L’art est en effet un axe plus substantiel que les péripéties de la vie. Le piano pour Amandine, même plus tard, lorsqu’elle elle deviendra institutrice, et surtout les albums de photos, dépositaires d’une vie que l’enfant cachée doit s’approprier pour survivre.
Et si j’écris, c’est peut-être pour sauver, encore une fois, leurs albums.
Les albums doivent être sauvés, car ils ont été protecteurs, voire salvateurs. Ils ont favorisé la communication entre l’enfant et la paysanne, puis permis la rencontre entre la jeune fille et la narratrice.
Ces albums de voyage voyagent relient, sauvent, font parler, rêver.
En réalité, ce sont des « tenant lieu » de personnes ou de lieux absents : pour leur propriétaire, ils doivent rappeler les moments heureux des voyages faits avec son mari, pour la narratrice, c’est le père absent qui (ayant été prisonnier) mourra peu après la fin de la guerre, pour la jeune réfugiée c’est une vie par procuration qu’elle doit impérativement substituer à la sienne, pour la paysanne c’est une image des voyages qu’elle ne fera jamais. Mais l’art qui est signe d’absence joue brillamment son rôle…
Ils représentent la fenêtre de ce roman, dont le magnifique premier chapitre sur le quartier, l’immeuble du 57 rue de Flandre et sa disparition, invoque la figure tutélaire de Baudelaire, en particulier du poème en prose Les fenêtres que la narratrice ne résiste pas à citer : « Il n’est pas d’objet plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. »
Entre la fenêtre baudelairienne et la photo, il y une parenté évidente. L’appareil photo atomise la réalité, permet de l’atomiser et l’opacifie. C’est une conception du monde qui lui dénie l’interdépendance de ses éléments, la continuité, mais qui confère à chacun de ses moments le caractère d’un mystère. N’importe quelle photographie est chargée de sens multiples ; en effet, voir les choses sous forme de photo, c’est se retrouver en face d’un objet de fascination potentielle.
Au bout du compte, l’image photographique nous lance un défi : « Voici la surface. À vous maintenant d’appliquer votre réflexion, ou plutôt votre sensibilité, votre intuition à trouver ce qu’il y a au-delà, ce que doit être la réalité, si c’est à cela qu’elle ressemble. » Les photographies, qui ne peuvent rien expliquer par elles-mêmes, sont d’inévitables incitations à déduire, à spéculer, à fantasmer. » Susan Sontag, Sur la photographie.
Ce livre est une réussite romanesque et poétique, comme l’excellent Trouver l’aiguille, paru en 2018, aussi chez Pont 9.