1
Une vingtaine d’années auparavant, Antoine avait éprouvé un choc identique, en recevant une photographie par la poste. On aurait dit une photo de lui, quand il avait huit ou neuf ans.
Il n’y avait pas de lettre pour accompagner ce cliché, que quelqu’un lui adressait anonymement. Rien qui permît de savoir précisément de qui cet envoi émanait. Juste un prénom écrit au dos. Et là, fait troublant, ce prénom était le sien : Antoine.
D’abord, il n’avait rien dit à personne. Mais le choc de cette photo l’avait précipité dans le passé.
D’où venait ce cliché inconnu, surgissant d’une enveloppe timbrée dans un pays du Maghreb, où Antoine n’avait mis les pieds qu’une seule fois dans sa vie, à près de trente ans ?
Comment cette photo avait-elle pu errer là-bas, et être postée maintenant, de si loin ? Et par qui ?
Un enfant aux cheveux blonds, debout devant un mur blanc inondé de soleil. Le cliché pouvait avoir été pris aussi bien en France. L’enfant souriait, vêtu d’une chemisette bleue. Et il lui ressemblait étonnamment.
Demander à ses parents s’ils se souvenaient de cette photo fut donc sa première pensée. Vite repoussée par une gêne instinctive.
En effet, une pensée dérangeante s’insinuait en lui, et une sorte de désir l’accompagnait, mêlé d’anxiété : aurait-il un fils ?
Un fils qu’il ne connaissait pas, dont il n’avait jamais entendu parler ? Un fils qu’il aurait semé dans le monde, en passant ?
2
À cette époque-là, Antoine, célibataire, consacrait tout son temps à se construire une belle carrière d’avocat. Il gagnait bien sa vie, et s’offrait des voyages.
Le Maghreb, cela datait presque de dix ans… Il retraçait dans sa mémoire les sites visités avec un groupe d’amis : Fès, Meknès, Marrakech… Puis une randonnée sportive dans le Haut Atlas, une excursion dans des gorges impressionnantes, et une autre aux confins du désert.
Avant cela, le groupe d’amis avait commencé le voyage au nord, sur les plages méditerranéennes, dans une région plutôt pauvre, mais qui se développait grâce au tourisme.
Les soirées s’achevaient alors en boîte de nuit, et les idylles d’un soir étaient fréquentes. Chaque jour, ces jeunes gens se faisaient le récit de leurs aventures avec légèreté.
Là-bas, dans un village marocain, il avait connu une jeune femme, Djamila… et le flirt avait pris une tournure plus sérieuse, se poursuivant plusieurs jours, avant le départ vers le Grand Sud.
Des taquineries de la bande d’amis, des promesses de retour, arrachées par cette jolie fille entre deux baisers d’adieu, un petit pincement au cœur pour lui, sans plus… Le lendemain, il était ailleurs ! Là où tout était si beau, si différent.
Une vie de garçon à la découverte du monde, et libre de toute attache.
Antoine avait gardé une attitude prudente, auprès de Djamila : il ne lui avait laissé qu’un numéro de téléphone. Mais elle n’avait jamais appelé. Lui non plus.
Et puis après tout, il ne s’agissait que d’une aventure de vacances.
Mais alors cet envoi postal, aujourd’hui ? De qui venait-il, dix ans après ?
Une recherche, dans l’hôtel où il était descendu, avait peut-être permis à quelqu’un d’obtenir des renseignements sur lui. Mais pourquoi si tard ?
L’ami à qui Antoine se confia d’abord était l’un de ses anciens compagnons de voyage. Celui-ci lui donna la réponse qui paraissait évidente :
– Parce qu’à cet âge-là, le gosse te ressemble davantage… Ils vont te faire chanter.
Antoine était sans voix. Un fils… Lui qui n’avait pas encore fondé de famille, dix ans après ce voyage… Son cœur battait plus fort, une tendresse poussait à grande vitesse au fond de lui, devant la ressemblance, précisément. Un enfant tout fait, et tout pareil à lui ! C’était incroyable.
Mais d’un autre côté, il sentait le piège : ce qu’on attendait de lui, à présent, ce n’était pas de l’émotion, c’était de l’argent.
D’ailleurs son ami, juriste comme lui, le lui dit sans ambages :
– Tu vas voir, ils te laissent réagir, et ils vont t’écrire, cette fois, pour te demander des comptes. Si cela se trouve, ils ont pris un avocat, on va avoir une affaire à plaider !
– Mais depuis tout ce temps, se défendit Antoine, je n’ai jamais eu de nouvelles de cette fille… Si elle était enceinte, je ne l’ai pas su. Ce n’est pas logique.
– On peut tout imaginer, dit l’ami, à qui cette histoire ne coûtait pas la moindre émotion : cette fille est peut-être morte, et maintenant, ils ne veulent plus de l’enfant !
Antoine, blessé à cette idée, se récria :
– Pourtant, l’enfant n’a pas l’air malheureux, regarde la photo !
– Non, mais il va le devenir, ce sera « le Français », le bâtard d’une fille abandonnée… La honte de la famille.
Antoine fit taire son ami :
– Arrête d’envisager le pire ! Dis-moi plutôt ce que tu ferais à ma place…
L’ami éclata de rire :
– Mais rien ! Je laisserais tomber. Tant qu’ils ne t’attaquent pas en justice, avec recherche d’ADN et tout ce qui s’ensuit… Tu sais, là-bas, ils ne sont pas très riches. Et toi, tu étais « un touriste »… un mouton à tondre, quand la laine serait bien épaisse…
3
Alors se succédèrent diverses mises en scène, certaines où Antoine accueillait chez lui un fils orphelin de mère, et abandonné par sa famille. Un fils qu’il allait éduquer à sa guise.
D’autres scénarios étaient cauchemardesques. On le faisait payer, mais il n’avait aucun droit sur l’enfant. Ou bien il ne recevait plus de nouvelles, jusqu’au jour où, quinze ans plus tard, un inconnu, qui ne lui ressemblait plus du tout, venait lui déclarer qu’il était son fils, en apportant des preuves, ou en réclamant un test ADN… Avait-il le droit de refuser, de le repousser, de le rejeter peut-être dans la misère ?
Enfin chaque jour, Antoine redoutait et espérait à la fois l’arrivée d’un nouveau courrier, avec une lettre explicative, cette fois. Mais rien ne venait.
Lui, en revanche, pouvait retrouver l’adresse de l’oncle de Djamila, conservée mais jamais utilisée… La tentation était forte de réagir à cette photographie, de demander des nouvelles à la famille supposée de cet enfant.
Mais le silence de leur part avait quelque chose de menaçant. Ce qu’on voulait sans doute, c’était le mettre mal à l’aise, l’atteindre dans sa conscience, à travers ce double fragile… Il se trouvait ainsi pris comme otage. Certain qu’une nébuleuse gravitait autour de Djamila, et voulait tirer parti de son aventure avec lui.
La présence fantomatique de cette jeune femme l’obsédait. Mais tant que rien ne se précisait, il préférait rester silencieux, afin de ne pas s’engager dans un tunnel d’escroqueries. Il devait négliger la ressemblance hasardeuse. Il décida de « faire le mort »…
Mais comment peut-on « faire le mort » devant une preuve de vie aussi flagrante ?
Chaque jour, Antoine ressortait la photo. La regardait. Il l’avait même scannée, agrandie, et le visage qui apparaissait alors, en taille réelle, l’interpellait vigoureusement.
« Je suis là, tu ne me vois pas ? Je suis vivant, et tu fais le mort ? »
Une autre phrase s’ajoutait à celles-là : « Es-tu sûr que tu auras un autre fils ? Et qu’il te ressemblera autant que moi ? »
Et le sourire devant ce mur blanc, où une histoire pouvait s’écrire, lui susurrait :
« J’ai besoin de toi ».
Antoine ne voulait plus voir cette image séduisante, comme si elle en cachait toute une série d’autres, qui l’étaient beaucoup moins. Il s’abrutissait de travail, mais rentré chez lui, il n’arrêtait pas d’y penser.
4
Il y avait longtemps qu’Antoine n’avait pas entendu ses pas résonner dans une église. Il faut dire que les aventures de sa vie ne concordaient pas vraiment avec les principes inculqués par son éducation catholique.
Il s’avança dans la travée centrale. L’église était déserte à cette heure-là. Seule dans le chœur, une femme s’occupait de l’ordonnance florale. Elle ne connaissait pas l’horaire des confessions. Elle lui dit de se renseigner à l’accueil, près de l’entrée. Mais Antoine se demandait s’il aurait le courage de revenir. Par chance, un homme passait à la croisée du transept.
– Allez le voir, dit la femme. C’est un des prêtres.
En effet, celui-ci était disponible tout de suite. Et Antoine le suivit dans un petit bureau.
Ce fut une conversation, plus qu’une confession. Le prêtre était un homme d’un certain âge, qu’on sentait plein d’humanité. Antoine se sentit écouté, alors il parla en toute confiance. Ce qu’il souhaitait, c’était qu’on l’aide à réfléchir.
Et d’abord, le prêtre l’invita à tourner sa pensée vers l’histoire qu’il avait vécue avec cette Djamila… Trois jours, seulement ? Plus rien après ?
– En somme, constata le prêtre, c’était une brève aventure de vacances, comme en vivent les jeunes de notre époque, quand ils voyagent autour du monde.
– Oui, dit Antoine, mais j’ai sans doute eu un enfant.
Le prêtre reformula sa phrase :
– De vous, un enfant a peut-être reçu la vie…
Et il ajouta :
– Le cadeau de la vie.
Antoine n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. Il fut étonné, mais réconforté. Alors il poursuivit son récit :
– Mais pourquoi ne m’a-t-on rien demandé, jusqu’à présent ? Dix ans, tout de même…
Le prêtre réfléchissait.
– Oui, tout ce temps pour réagir, c’est étonnant.
– Quand je repensais à cette femme, j’avais le sentiment d’une faute, reprit Antoine après un temps de silence. En effet, je lui avais promis de revenir…
– Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Antoine ne répondit pas tout de suite.
Le prêtre ne le quittait pas du regard, comme pour l’encourager à aller chercher la réponse au fond de lui-même. Mais Antoine se taisait. Alors le prêtre reprit :
– En dehors de la problématique que pose l’enfant, aviez-vous le désir de revoir cette femme, et de faire votre vie avec elle ?
– Non, je ne crois pas, avoua Antoine.
– Alors si vous étiez revenu, vous lui auriez donné de l’espoir pour rien.
Antoine acquiesça.
– Cependant, si vous l’aviez su enceinte, cela changeait la donne… Qu’auriez-vous fait ?
– Je ne sais pas… La situation aurait été difficile à gérer.
– En effet, car si vous ne vouliez pas l’épouser, vous n’alliez pas non plus lui prendre son enfant.
– J’aurais pu payer pour lui, dit Antoine.
– Vous croyez que c’est l’argent qui fait le bonheur d’un enfant ?
La réponse était évidente.
– Et pourquoi a-t-on attendu dix ans pour rechercher votre adresse et vous envoyer la photo ? reprit le prêtre. Vous avez une idée ?
– Oh, j’en ai plusieurs, répondit Antoine. Peut-être est-elle morte et veut-on, là-bas, se débarrasser de l’enfant ?
– Et sans mettre les choses au pire ? dit le prêtre en souriant.
Antoine sourit à son tour.
– Cet enfant, à cet âge, me ressemble beaucoup…
Et il ouvrit son portefeuille.
– Regardez.
Le prêtre approuva.
– Alors il faut attendre en paix.
– Je ne peux pas, dit Antoine. Cela me mine.
– Eh bien, c’est tout à l’honneur de votre sens moral. Mais vous n’êtes pas le seul responsable. Était-ce honnête, de la part de cette femme, de ne pas vous avoir annoncé sa grossesse, et de vous laisser toutes
ces années sans nouvelles de votre fils ?
Ces paroles laissaient Antoine perplexe.
Tout ce qui devait donc compter, c’était son projet personnel, et ce qu’on attendait de lui. Mais sans paroles accompagnatrices, la photo était chose muette.
Il restait une solution, la plus simple : laisser venir… Combien d’hommes sur terre, ont semé la vie sans le savoir ?
Ce qui avait de l’intérêt, c’était ce sentiment de culpabilité. L’amorce, peut-être, d’un changement de vie pour Antoine ? D’un rapport à l’autre qui ne soit pas fait seulement de consommation, mais d’amour ? Avec cette femme, ou avec une autre…
Le prêtre n’avait plus grand chose à ajouter. Il conclut :
– C’est cela qu’il faut creuser…
5
Antoine commença à retracer mentalement sa vie affective, depuis ce voyage…
Rien de sérieux, mis à part cette histoire de quelques mois, avec une jolie Française, une avocate comme lui, rencontrée dans un congrès, quelque temps après l’idylle marocaine.
Une femme brillante, avec qui la relation était allée assez loin pour qu’il la présente à ses parents. C’était elle qui l’avait quitté, peu de temps après. Pourquoi ? Il n’avait jamais compris.
Non, Antoine n’avait jamais analysé les causes exactes de cette rupture. Aujourd’hui, mis sur la piste par ses méditations, il y revenait. C’était comme si cette photographie le mettait en face de ses difficultés, d’abord, à nouer une relation avec une femme.
C’est avec cette jeune collègue qu’il aurait pu avoir un fils !
Le soir du jour de l’an, il avait décidé de la présenter à ses parents, qui vivaient dans le 13ème arrondissement de Paris, où il avait grandi. Et pour cela, d’organiser un apéritif chez eux.
Lui-même venait d’acquérir un petit appartement dans un arrondissement plus prestigieux. Un cocon luxueux, qu’il aménageait avec goût, et où l’élégante Fabienne se plaisait quand elle venait à Paris. Mais c’était moins solennel, ce soir-là, de rencontrer les parents chez eux…
Il avait donc fallu qu’Antoine fasse l’effort de partager avec cette nouvelle compagne sa fragilité personnelle, ses origines modestes, la naïveté bienveillante de ses parents qui n’avaient pas fait d’études, et qui
étaient si fiers de sa réussite professionnelle que cela en devenait gênant…
Alors il fut maladroit. Il bouscula un peu son père, trop lent à s’exprimer, et il coupa la parole à sa mère, quand, une ou deux fois, elle commença à formuler une question redoutable et prématurée sur les projets
du couple. Assez vite, Antoine regarda sa montre pour hâter la fin de cette première partie de soirée, préparée pourtant, par ses parents, avec beaucoup de soin.
Les plateaux en inox se succédaient, recouverts de petits canapés de tarama ou d’œufs de lump rouges et noirs, et alternant sur la table avec la traditionnelle assiette de charcuterie.
Antoine pensait aux cocktails des congrès, aux délicieux petits fours salés des traiteurs de luxe, rivalisant d’originalité dans la composition, les goûts et les couleurs.
Les préparatifs de ses parents le frappaient soudain par leur indigence, leur vulgarité. Et le grand sourire de sa mère, flattée qu’une femme si belle et si brillante entrât dans leur univers, l’agaçait.
Il imaginait leur seul espoir : « Elle va nous faire un beau petit fils… »
Le jeune couple consomma un peu, par politesse, par pitié aussi. Puis ils s’enfuirent, pour rejoindre le restaurant de luxe où Antoine avait réservé une table pour le réveillon.
Il déposa sur les épaules de la jeune femme le manteau de fourrure que sa mère avait admiré, et qui laissait derrière lui un sillage parfumé.
Antoine éprouvait une vague honte. Et un peu de peine pour sa mère. Il l’imaginait rangeant les restes dans le réfrigérateur, en vidant les plats encore chargés sur une assiette plus petite.
Il sentait bien, par ailleurs, que sa compagne n’avait rien de positif à dire, ce qui causait son sourire muet.
Quand ils se retrouvèrent au restaurant, face à face, et qu’on leur eût apporté le seau à champagne, ils se regardèrent enfin tendrement, toujours sans parler. Au moment où Antoine allait poser sa main sur celle de la jeune femme, pour rétablir le contact intime, le serveur vint allumer la bougie qui ornait leur table. La jeune femme souriait toujours, ses dents luisaient joliment, elle avait remis du rouge à lèvres brillant, et son élégance trouvait enfin un cadre à sa mesure. Ils évitèrent tout commentaire sur les parents d’Antoine, mis à part la banalité du mot « gentillesse » qu’il redoutait, et qui vint finalement aux lèvres de Fabienne. Et ils s’intéressèrent au menu qu’on leur présentait, sur un bristol imprimé pour la grande occasion.
Peu à peu, le restaurant s’animait, les bougies s’allumaient sur les tables, les nappes blanches prenaient des reflets dorés ou bleutés, et les serveurs commençaient leur ballet léger autour des tables.
Des cotillons furent distribués, les coupes de champagne se remplirent à de nombreuses reprises, et lorsqu’arriva le dessert, le calme du début de repas avait laissé place à une ambiance de fête, avec de grands rires et quelques jets de tortillons de papier. L’un d’eux atterrit malencontreusement sur la table d’Antoine et de sa compagne, et s’enflamma en frôlant la bougie. La jeune femme se vit en danger et recula en poussant un cri.
Alors Antoine, dans un élan qui aurait dû être « superbe et généreux », mais qui ne le fut pas, au lieu de la protéger en attirant le feu vers lui, repoussa énergiquement vers elle les falbalas enflammés. Elle poussa cette fois un cri plus fort et se leva brusquement. Le serveur intervint aussitôt, utilisant l’eau du seau à champagne, et la nappe ne fut pas seule à être aspergée : la robe aux reflets soyeux, éclaboussée, se trouvait noircie par une série de taches d’eau.
Ce n’était rien. Rien de grave.
Le serveur fit disparaître les débris et les cendres d’une main experte, et la fête put continuer…
Il ne resta que ce genre de détails qu’on néglige d’abord, mais qui s’enfoncent suffisamment dans la mémoire pour ressortir plus tard, et piquer.
Antoine et cette jolie Fabienne, dont le prénom n’avait apparemment pas encore acquis une résonance éternelle dans son cœur, recommencèrent à se sourire, par convention.
Ils durent aussi faire encore l’amour, une ou deux fois par la suite. Quand elle passait à Paris…
Mais les projets informulés s’effacèrent complètement.
Le petit fils espéré par la mère d’Antoine était parti en fumée.