– Ma vie, c’est un roman, disait la grand-mère très âgée, à Violette adulte.
Si j’y voyais mieux, je l’écrirais…
Chaque vie ouvre des perspectives sur d’incroyables romans. La plupart ne sont jamais écrits, méditait Violette. Mais au quotidien, les vies sont plutôt moroses, surtout quand le roman commence mal, pensait la grand-mère.
Ce jour-là, elles avaient eu une douce conversation sur la vie, et sur les peurs qui la hantent et la brident. Violette était enceinte pour la seconde fois, et la grand-mère ne comprenait pas qu’elle « prenne ce risque. »
– As-tu compris d’où te vient cette crainte d’un deuxième enfant ? lui avait demandé Violette.
Et c’est cette question qui, tout à coup, métamorphosait la vie en roman, où tout avait un sens.
Oui, la grand-mère avait toujours repoussé l’idée d’une « famille nombreuse », expression qui s’appliquait, pour elle, dès la seconde naissance.
Mettre au monde une fois, c’était déjà une telle responsabilité… Et puis tous ces risques, toute cette souffrance possible…
Violette prit au vol la vieille main, levée pour conjurer un éventuel mauvais sort.
– Et quel bonheur aussi, quand tu chantes des comptines au bébé, et qu’il te sourit !
En effet, voilà ce que la grand-mère faisait mieux que quiconque.
Mais un second enfant… Et si cela se passait mal ? Violette avait osé suggérer :
– Celle qui parle en toi, c’est la petite fille qui a perdu sa mère à deux ans…
La grand-mère voulait bien admettre cette interprétation. C’était intéressant, observé de si loin.
Et puis, pensait Violette, cela éclairait le sens de cette phrase malencontreuse qu’elle avait répondue, quand sa fille lui annonçait qu’elle était enceinte, après quinze ans de mariage :
« Et moi qui pensais avoir une vieillesse tranquille… »
Brisant le talisman de tendresse qui unit les mères et les filles au moment des naissances, la grand-mère ne s’était même pas déplacée, elle qui pourtant, trois semaines plus tard, allait recevoir l’enfant dans l’urgence, et lui consacrer sa vie !
Tranquille, qu’est-ce que cela voulait dire pour elle ? Peut-être l’illusion d’une vie balayée de tous ces dangers qui pavent le chemin de l’amour : les maladies, les accidents, les guerres.
Sans risquer de voir naître le petit-fils qu’une prochaine guerre arracherait vingt ans plus tard.
Était-ce le sens qu’il fallait accorder à cette méfiance qu’elle avait vis-à-vis des hommes, si évanescents dans sa vie, et qui causaient tant de larmes aux filles, aux femmes, aux mères… ?
– Si tu avais été un garçon, je ne sais pas si j’aurais accepté de t’élever…
Comment donner à une telle phrase un sens autre que la crainte de trop aimer, et de trop souffrir ?
– Laisse venir la vie, comme tu l’as toujours fait… disait tendrement Violette à la vieille dame de quatre-vingt-dix ans.
Ma vie, c’est un roman… répétait celle-ci. Et elle réfléchissait, la tête pleine de pistes enfouies au milieu de hautes herbes, comme dans un jardin qu’on débroussaille un peu tard.