Hélène Bruntz

1

Près de l’instrument, il y a une valise boursouflée dont la serrure semble prête à craquer, et à laisser s’échapper le trop-plein de son chargement. Mais pour l’instant, immobile, gonflée mais fermée, elle m’attend. Comme le piano, elle aussi m’est destinée. Remplie de toutes les partitions nécessaires pour de nouveau le faire chanter. Mais en serai-je capable ?

Par l’intermédiaire d’un transporteur, je ferai parvenir l’ensemble en France, dans quelques jours. J’offrirai le piano, peut-être à un conservatoire, ou ailleurs, à condition qu’on en veuille bien, et que j’aie le droit de venir jouer moi-même, de temps en temps… Je n’ai pas la place de le loger chez moi.

Et je reprendrai peut-être des cours, modestement, avec un professeur habitué à des élèves beaucoup plus jeunes que moi… Et sans doute plus jeune lui-même.

La vie, parfois, danse à l’envers.

Pour l’instant, une étiquette est collée sur le couvercle de la valise. Mon nom y est copié à la main, d’une écriture qui m’est bien connue depuis l’enfance. Celle qui remplissait les pages du cahier où mon professeur notait, à la fin de chaque cours, ce que je devais étudier pendant la semaine. Faite d’arabesques successives autour de toutes petites lettres bouclées, qui ressemblaient à des notes de musique. Cette valise, c’est aujourd’hui ce qu’il me laisse aussi en héritage, à moi qui, depuis des années, ne jouais presque plus de piano : elle conserve tout ce qu’il a joué, au cours de sa longue vie consacrée à faire vivre la musique des autres. Et aujourd’hui, c’est sa vie, c’est son âme d’interprète que contient cette valise.

Je ne suis pas devenue pianiste, bien qu’à un moment de ma vie, il l’eût souhaité, quand il retrouvait un peu l’énergie pédagogique qui avait été la sienne en Roumanie, son pays d’origine. Et à vrai dire, je ne sais trop ce que je vais faire de ce legs. Si ce n’est distribuer à d’autres, plus capables que moi de les faire revivre, ces partitions travaillées par lui, annotées,
puis négligées, puis oubliées.

Trop difficiles pour moi. Mais j’espère trouver l’occasion, en les donnant, de raconter au moins l’histoire de cet instrument, et aussi celle de cet homme, que j’ai respecté et aimé un peu comme un père, dans mon enfance. Et que j’ai craint aussi, quand mes hésitations d’enfant lui faisaient prononcer l’ultime menace :

« Je ferme le cahier. »

 

2

À mes yeux d’enfant, cet homme vivait de musique et d’amour. En effet, dans son petit appartement de la rue de Flandre, à Paris, il y avait deux pianos droits. Pas très bons, ni l’un ni l’autre. Et plusieurs violons, car son épouse enseignait cet instrument.

Denise, dont j’aimais le sourire et la douceur, se montrait toujours accueillante pour les quelques élèves qui défilaient dans l’appartement, où une table n’aurait pas pu trouver de place entre les pianos et l’unique petit canapé où s’asseyaient parfois les mères, pendant le cours de leur enfant.

C’était d’ailleurs pour moi un mystère. Où man­geaient-ils ? j’imaginais qu’ils grignotaient debout, dans leur toute petite cuisine, entraperçue depuis l’étroit vestibule. Ou mieux, qu’ils ne man­geaient pas. Car pour moi, ils appartenaient à la catégorie des êtres surnaturels, nourris par leur art.

Comme son époux, Denise appelait les enfants « Mon chéri ». De toute évidence, il n’y en avait pas d’autres dans la maison. Les enfants qui fréquentaient ce lieu ne pouvaient être que de jeunes musiciens de passage.

Les deux pianos étaient des instruments de récupération, voués initialement à la casse. Avec leurs touches inégales, dont certaines avaient même perdu leur revêtement, c’étaient de simples objets de travail, en trop piètre état pour que mon professeur acceptât volontiers d’y jouer les œuvres qu’il aimait, comme s’il craignait d’y écorcher la musique. Il le faisait néanmoins, faute de mieux. Et il suffisait qu’il posât les doigts quelques instants sur ces touches usées, pour m’enchanter.

À ma mère, après le cours, dans l’étroit couloir qui menait à la porte, mon professeur parlait toujours de « son » piano, le véritable instrument qui était resté en Roumanie « derrière le rideau de fer. » Évidemment, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Plus qu’un instrument, c’était devenu pour lui quelque chose comme un paradis perdu.

 

3

Denise, l’épouse de Nicolas, était une violoniste française, qu’il avait rencontrée à l’École normale de musique, lors des leçons occasionnelles que donnait parfois, avant la guerre, un grand violoniste roumain dont, à cette époque, il était l’accompagnateur attitré.

Mais pour elle, il avait, semblait-il, sacrifié sa carrière d’accompagnateur, renonçant à suivre « le maître », son idole, qui donnait des concerts autour du monde. Alors même qu’il avait été choisi parmi une pléthore de jeunes concurrents ! Un honneur incommensurable, auquel il avait un jour renoncé. Par amour.

Ce maître, cet artiste fascinant qui ne serait vraiment célèbre qu’après sa mort, organisait donc, au cours de ses voyages, des leçons magistrales pour les élèves des écoles de musique.

Mon futur professeur, encore jeune, l’avait fidèlement suivi dans tous ses déplacements.

Mais c’est à Paris qu’un jour, il avait choisi d’échapper à son destin d’accompagnateur, tout tracé. Pour épouser une jeune violoniste, une élève !

Un scandale aux yeux du maître qui le voulait disponible en toutes circonstances, et croyait avoir trouvé en lui l’accompagnateur idéal, plein de talent et d’adoration.

En le choisissant, ce maître estimait évidemment lui avoir fait un grand honneur. Et voilà que Denise, une simple élève, le lui enlevait ! Et privait ce jeune musicien de la carrière promise…

 

4
 

Cette séparation dut évidemment être un deuil pour Nicolas.

Mais la douleur du maître, y a-t-on jamais pensé ? Certes, Il voguait en pleine gloire, alors qu’importait le changement d’accompagnateur ? Tous les jeunes pianistes talentueux de l’époque ambitionnaient d’être choisis par lui, et formaient une sorte de cour autour de sa grandeur.

Il semblait donc inaccessible à la douleur humaine, surtout pour la perte d’un petit compagnon de route évidemment remplaçable, quand de multiples jeunes pianistes n’attendaient que la place toute chaude de Nicolas.

Le maître continua en effet sa course d’étoile montante, cachant son possible chagrin derrière les nuages qui planaient sur la terre. Et il y en avait beaucoup, à cette époque d’avant-guerre.

Le maître traduisit peut-être tout cela dans certaines de ses plus belles compositions, celles qui le rendirent le plus célèbre. Une douleur indicible autrement qu’en musique.

Nicolas, séparé de lui, les découvrit néanmoins et les joua, ces compositions. Parfois, il eut même l’intuition du sens des douloureuses mélopées qui hantèrent la production du maître dans cette période.

Si le maître était un dieu, hors de la portée humaine, c’était un dieu malheureux, car délaissé par quelqu’un qui le comprenait pourtant si bien, et à qui il avait tout appris des exigences de l’accompagnement. Un dieu isolé dans les profondeurs lumineuses de son ciel musical…

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