Hélène Bruntz

1
2005, à Paris.

Un jour, en traversant l’avenue de Flandre, j’ai vu, sur le terre-plein central, un losange de céramique bleu. On aurait dit qu’il venait d’un pavement de mosaïque. Exactement comme celui du long chemin qui menait, d’une cour à l’autre, au fond du cinquante-sept…

Et j’ai frissonné. C’était comme si un fragment du passé resurgissait mystérieusement sous mes pas.

Dans mon enfance, les gens étaient habitués à ce quartier populaire et animé, où ils échangeaient des nouvelles dans la petite épicerie du coin, et où ils saluaient leurs voisins d’en face, tant les deux trottoirs étaient proches.

Le côté impair de cette rue parisienne fut rasé à partir des années soixante. Mais le cinquante-sept, longtemps conservé, disparut plus tard.

Aujourd’hui, quand je me rends à la bibliothèque située Avenue de Flandre, je pense à cet immeuble où j’ai passé mon enfance. Et à la vieille rue de Flandre, autrefois étroite et fourmil­lante.

Les habitants ont dû s’accoutumer à des flots de voitures cisaillant leur univers dans les deux sens, la rue se développant en deux voies séparées par un terre-plein central.

La vie a pris ses nouvelles marques, au pied des Orgues de Flandre, gigantesques tours, poussées sur les ruines du côté impair, dans d’énormes chantiers.

J’ai toujours habité le quartier. L’appartement où je vis depuis quarante ans est situé de l’autre côté du canal. De mes fenêtres haut perchées, j’ai longtemps aperçu, au loin, une bâtisse de pierre noircie. Ma maison d’enfance. Un promontoire sur le trottoir de cette rue de Flandre où s’est résolument effacée une partie du passé.

Et puis un jour, sans que j’en eusse pris conscience, il n’y avait plus rien en ce lieu. L’espace dégagé était noyé dans la masse urbaine, et trop éloigné pour que j’aie pu prendre conscience de la démolition, entendre le moteur des pelleteuses, le tonnerre des effondrements,
et voir crouler l’immeuble d’autrefois.

Pendant toute cette période, absorbée par ma vie présente, je n’avais pas regardé de ce côté-là.

 

2

Ce soir-là, la nuit tombait sur le jardin partagé de l’avenue de Flandre, laissé au repos vespéral derrière son grillage cadenassé. Pourtant, il m’avait semblé entrevoir quelqu’un dans la cabane aux planches disjointes, qui servait d’abri à quelques outils de jardinage. Une ombre qui bougeait, à la lumière d’un réverbère.

Non, pensai-je. C’est une illusion, il n’y a personne là-bas.

Les passants se croisaient rapidement, sur le large trottoir, pour rejoindre les tours ou les hypermarchés. Mais moi, plantée devant le carré de jardin silencieux qui remplaçait désormais l’immeuble, je suivais des yeux l’ombre d’un vieil homme, sortant lentement du cabanon, la main pleine de graines qu’il allait répandre au-dessus d’un petit bassin ménagé tout au fond, au milieu d’un fouillis d’herbes.

On aurait dit le concierge du cinquante-sept, celui d’autrefois, et au même endroit, pensai-je. En effet, ce jardin avait été aménagé exactement là où, dans mon enfance, devait se trouver la première cour, celle qu’on avait ornée d’un bassin où nageaient des poissons rouges.

— Bonsoir ! entendis-je crier derrière moi. Sur le trottoir, une femme opulente saluait l’ombre bien réelle du jardinier.

Et tout à coup, je crus reconnaître une certaine Mme Leroy, qui, autrefois, depuis sa fenêtre du premier étage qui donnait sur cette cour, ne manquait pas d’observer le retour au bercail des habitants du fond. Elle prenait le frais, accoudée à l’appui de fer d’où débordaient ses gros bras, et saluait les gens qui, venant de la rue, émergeaient du porche.

À quelle époque étais-je projetée tout à coup ? Et pourquoi avais-je encore ce frisson de peur ?

La vraie Mme Leroy, l’infirmière du cinquante-sept, morte certainement depuis une quarantaine d’années, m’avait fait une série de piqûres quand j’avais cinq ans, et je rêvais alors qu’elle me guettait exprès, depuis sa fenêtre, pour me poursuivre avec une longue seringue...

Je me souviens que lorsqu’elle arrivait, je hurlais en m’agrippant à mes vêtements. Ce qui la faisait cruellement rire…

Et le jardinier qui errait, à la nuit tombante, dans le jardin clos d’aujourd’hui, n’était-ce pas ce concierge redoutable comme un Cerbère, qui grondait les enfants, quand il les voyait courir autour du bassin où il soignait ses poissons rouges ?...

Le jardin qu’on disait « partagé ». était-il, ce soir-là, un jardin hanté ?

Que faisaient ces gens ici, dans ma mémoire ?

Et cette peur qui stagnait encore dans l’air, depuis tant d’années, d’où venait-elle ?...

 

3

Ma mère m’avait brièvement raconté le drame qui s’était joué là, dans les années de guerre qui précédaient de peu ma naissance.

Une fillette rentrait de l’école. Elle s’appelait Esther, et elle avait dix ans. Elle habitait dans notre bâtiment, celui du fond, qui donnait sur une seconde cour, plus petite que celle aux poissons rouges. Un vrai puits, disait ma mère, qui détestait son appartement où le soleil ne pénétrait jamais.

Or un jour, cette enfant devait revenir tranquillement chez elle, sans se douter de ce qui aurait pu l’attendre dans l’appartement, au milieu des machines à coudre la fourrure, devant ses parents terrorisés : une descente de police. Une des arrestations de juifs qui commençaient à se multiplier dans le quartier. Et dans d’autres.

Je n’ai pas de mal à imaginer. Tant de films ont illustré cet affreux embarquement, ces bousculades dans l’escalier, cet arrachement incompréhensible à tout ce qu’on possède. Cela s’est passé dans mon immeuble comme ailleurs.

Là où, après la guerre, s’est déroulée mon enfance paisible. Là où j’aimais sauter d’un losange à l’autre, en franchissant le porche. Comme Esther, sans doute.

Je vois le regard fou de la mère qu’on fait brutalement sortir sur le palier, et qui dévale l’escalier, parfaitement consciente que c’est l’heure où l’enfant va rentrer de l’école, monter les marches, et rencontrer les policiers qui sont venus les arrêter. Consciente aussi que son enfant, ce soir, ne posera pas son cartable sur la table, ne sortira pas son cahier de devoirs... Ni aujourd’hui, ni demain.

J’entends son cœur, qui bat très fort.

« Pourvu qu’elle soit en retard... »

Cette phrase qu’une mère ne se dit jamais, devient pour celle-ci une prière.

Non, on ne croise pas l’enfant dans l’escalier, et la cour est vide. Personne ne sautille sur les losanges multicolores. La mère, un policier dans le dos, regarde obstinément le sol en marchant vers le porche, vers la rue, là où l’enfant pourrait apparaître. Mais non, là encore, du soulagement dans la peur : pas d’enfant à l’horizon.

Et pourtant, à ce soulagement se mêle une angoisse : comment se fait-il que la petite soit en retard ? Et une terreur : que va-t-elle devenir quand elle trouvera la porte de l’appartement close, ou pire, ouverte sur le désordre que les intrus y ont laissé en fouillant ?

La mère, tête baissée, a des losanges plein les yeux. Pour ne rien voir d’autre. Par peur qu’on n’embarque aussi son enfant.

Puis on la force à sortir sur le trottoir, et à monter dans le camion, et on la frappe pour qu’elle se hâte. On crache des ordres autour d’elle. Elle ne voit rien.

Mais elle entend, derrière elle, son mari arriver. Il a été arraché à sa machine, au fond du petit appartement. Alors elle est temporairement rassurée. Ils sont tous les deux. Ils vont mieux se défendre. Et l’enfant n’a pas été prise.

Mais pourquoi est-elle en retard ?... Et que va-telle devenir ? La mère éprouve une peur nouvelle, plus éprouvante encore : elle sent qu’elle n’aura peut-être jamais de réponse à ses questions.

Et moi, soixante ans après cette guerre que je n’ai pas connue, je me demande si une peur aussi intense aurait pu imprégner l’espace.

 

4

Aujourd’hui, un jardin a donc remplacé l’immeuble du cinquante-sept, et ses deux cours. Effacées, la façade élégante sur rue, et les cours carrées qui s’enfonçaient entre des bâtiments plus modestes, aux murs « plats comme ceux d’une caserne », selon les mots de ma mère.

Disparu, le chemin qui y menait, recouvert de cette mosaïque de losanges que j’observais autrefois en marchant.

À la place, un carré d’herbe, des fleurs l’été, et la cabane de bois de l’étroit jardin partagé, fragile poumon entre les HLM.

Du côté du passé conservé, les immeubles anciens, ceux que j’ai connus enfant, sont donc restés en place. Certains ont encore leurs porches de bois à double battant, qui ouvrent sur les mêmes grandes cours pavées, parfois autour d’un arbre quasi centenaire. D’autres, aux façades plates et modestes, présentent des portes étroites par où l’on s’engouffre dans un couloir. Des bazars déversent leurs étalages
sur le trottoir.

Et puis, ici ou là, trônent deux ou trois authentiques immeubles haussmanniens, avec leurs encorbellements, leurs balcons aux rambardes de fer ouvragées ou de colonnades de pierre, et le nom de leurs architectes gravé sur la façade.

À travers les fenêtres des immeubles plats et modestes, depuis le trottoir, on voit s’allumer, le soir, des lampadaires halogènes qui tracent des lunes blanchâtres sur les plafonds, et révèlent souvent la nudité des murs. En revanche, des écrans géants projettent largement dans les pièces les images du monde. Je les regarde depuis la rue.

Oui, j’aime regarder les fenêtres...

« Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle... » 1

Halogène ou téléviseur, la lumière est moins intime, mais cette citation me revient, comme un air familier.

Un soir, à force de regarder en l’air, pour voir « vivre la vie, rêver la vie, souffrir la vie… », j’ai fait un faux-pas et je suis tombée.

Une douleur vive m’a saisie, en même temps que je voyais ma main pendre, comme décrochée de mon poignet. Une angoisse se forma aussitôt dans ma tête, balayant même la douleur : allais-je pouvoir rejouer du piano ?

Mon poignet fut opéré, puis rééduqué par Pascale, une kinésithérapeute du quartier. Et c’est elle qui me raconta, pour donner une perspective positive à ma lente rééducation, la guérison soudaine et mystérieuse d’Amandine, une patiente âgée qui aimait jouer du piano, elle aussi, et dont la main droite restait fermée. Cette dame souffrait d’arthrose. Les événements de la vie l’avaient amenée sur le tard à se
réinstaller dans ce quartier où elle avait vécu, enfant.

Pascale la faisait travailler sur un œuf de bois, un œuf à repriser qui reposait dans sa paume. Lentement, les doigts aux articulations enflammées tentaient de se refermer dessus. Mais quand, très doucement, Pascale tentait de donner un peu d’amplitude au geste, la main se crispait, sous l’effet de la douleur.

Pour alléger une rééducation pénible, la praticienne distrayait toujours ses patients en partageant avec eux une conversation à bâtons rompus. Un jour, comme elle-même évoquait sa prochaine retraite, sa patiente s’exclama :

— Mais vous êtes jeune !...

— Vous savez, répondit la praticienne en souriant, j’ai déjà cinquante-sept ans…

Alors tout à coup, comme par hasard, le doigt qu’elle tentait de rééduquer se mit à bouger, à se détendre, à s’allonger... Et Amandine, comme frappée de stupeur, pointa ce doigt vers la porte.

— Magnifique ! s’écria Pascale, tandis que toute la main se dépliait comme un éventail.

Sur le moment, la soignante et sa patiente s’étaient contentées de se réjouir de ce résultat, sans en chercher la cause.

Mais en partant, Amandine avait livré une piste pour creuser plus profond : le cinquante-sept était le numéro de la rue de Flandre où elle habitait dans son enfance, avant la guerre. Un lieu qui, un jour de guerre, lui était brutalement devenu inaccessible.

Et si je fouillais dans mes souvenirs, à l’écoute de cette histoire, j’avais peut-être en ma possession la clé de cette guérison mystérieuse.

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1 Baudelaire

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