Hélène Bruntz

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Quand le temps s’étire, et que l’âge nous maintient dans une relative solitude, c’est le moment d’ouvrir les albums de photos empilés dans les armoires.

Il y a là, protégés sous des couvertures de carton et des papiers de soie, beaucoup de sourires qui attendent patiemment notre regard.

Ainsi, ce couple amoureux, en tenue de cyclistes sur une route de montagne, et qui, lors d’une pause, se lance des boules de neige, leur tandem appuyé contre la muraille blanche, c’est un instant de bonheur cueilli au vol dans la vie de mes parents. Leur vie d’avant la guerre.

Ces albums anciens, que je feuillette aujourd’hui, me révèlent, à moi, que mon père magnifiait ma mère. Qu’il l’aimait, disait-il dans une lettre de guerre, « comme on n’a jamais aimé ». Et qu’elle était heureuse, dans les années 30.

Ces photographies ne sont peut-être pas des chefs-d’œuvre de technique, mais elles ont toujours, pour moi, un charme absolu. Celui qu’a su leur donner le regard amoureux de mon père.

Quand je vins au monde, après la guerre, celui-ci avait été prisonnier en Allemagne pendant cinq ans. On ne lui avait encore jamais pris sa tension quand, au retour, déjà âgé de quarante-cinq ans, il eut son premier accident vasculaire cérébral. Ensuite, soigné avec les moyens de l’époque, mon père vieillit en dix ans comme d’autres en vingt. Et l’écart se creusa entre lui et ma mère, qui était déjà sa cadette.

Puis mes parents furent séparés par la mort. J’avais dix ans.

Après la guerre, leur tandem n’était plus sorti de la cave. Comme nous étions trois, il fallait une voiture. Mais ma mère avait peur. Pour l’homme malade, et pour moi, l’enfant venue si tard dans leur vie. Alors quand ils firent encore quelques escapades sur les routes, ils ne m’emmenèrent jamais.

D’Espagne, leur dernier voyage, ils revinrent lentement, mon père conduisant avec une pile de livres sous le coude, pour soutenir son bras momentanément paralysé.

— J’ai pensé que je ne te reverrais jamais, me disait ma mère en évoquant plus tard les risques de ce voyage-là. Moi, je vivais dans l’innocence. Ils m’avaient rapporté une poupée catalane qui me comblait de joie.

Les albums du couple, ceux d’avant-guerre où ils parcouraient la France en tandem, je sus plus tard que ma mère s’en était séparée pendant la guerre de 39-45, par crainte des bombardements et de l’Occupation. Voulant les mettre à l’abri, comme ses biens les plus précieux, elle les avait envoyés chez des cousins, à la campagne.

Aujourd’hui, je lis cette phrase de mon père, tracée à la plume de ronde sous la photographie en noir et blanc d’un champ de neige immaculé :

« Tandis que nous montons, la neige nous environne. Elle supplée, par sa blancheur, au soleil qui meurt. » 1

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1 Les citations relatives aux albums sont de Raymond Le Parc, le père de l’auteur.

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