Hélène Bruntz

1

Comment la nature peut-elle réaliser, pour de simples ailes de papillon, un tel agencement de couleurs et de formes ? Violette observait avec émerveillement la grâce de ces ailes, et leur tressaillement sous la brise. Et cet envol dansant, de fleur en fleur.

Violette avait désormais la permission de soulever l’anneau de fil de fer qui maintenait fermée la petite porte de bois aux lattes écaillées.

Devant elle, il y avait le sentier, étroit et odorant, qui longeait la rivière. Derrière elle, le jardin potager de sa grand-mère. Or celle-ci, pour interrompre le retour des étés, où protéger Violette des dangers de la vie devenait une tâche de plus en plus difficile, menaçait, cette année-là, de vendre sa maison.

Mais ce n’était pas une préoccupation pour la fillette de douze ans, qui vivait dans la joie de l’instant, avide seulement de ne rien perdre de ce qui l’environnait.

Depuis les jardins, de petites silhouettes en tablier bleu, piquées ici et là, entre les plates-bandes, relevaient occasionnellement la tête pour la saluer de loin, le dos toujours courbé.

La difficulté qu’avait la grand-mère à entretenir son jardin était résolue par la participation d’un voisin, qui en cultivait une partie pour son profit personnel. Et elle avait donné à Violette, pour la tenir à l’abri du potentiel danger de cette présence masculine, la permission de franchir la clôture et d’aller un peu se promener sur le sentier.

Là où ce matin, la petite fille avait ren­contré le pa­pil­lon.

La rivière était une sour­ce d’inquiétude pour la grand-mère. Scintillant ai­ma­ble­ment tous les matins, elle offrait aux pê­cheurs carpes et bro­chets, contre d’im­men­ses ressources de pa­tience.

Les pêcheurs… Des hommes, toujours. Certes bien calmes et occupés, mais sait-on jamais ce qui pouvait survenir dans la tête d’un p­êcheur, dérangé par la course légère d’une petite fille sur l’herbe du chemin ?

Évidemment, la noyade était encore plus redoutable.

Mais depuis que Violette savait nager, l’argument avait perdu de sa force. Violette errait ainsi à loisir, dans le bourdonnement de la nature paisible.

Elle errait, oui, la peau offerte aux piqûres d’insectes, sur ce chemin de halage où des serpents pouvaient onduler dans les herbes hautes.

Cette liberté désormais acquise était difficile à endi­guer. Et qu’en serait-il les années suivantes ?

Chaque midi, se penchant à la fenêtre de sa cuisine, la grand-mère lançait son cri d’appel. Il traversait l’air saturé d’échos légers : un pépiement d’oiseau, un bour­don­nement d’avion, un frisson de brise dans les peu­pliers. «Violette ! »

Et chaque jour, surgissait l’angoisse que Violette ne réponde pas. Mais l’écho ren­voyait toujours, même de loin, la voix de Violette.

Or ce jour-là, Violette, précisément, ne répondit pas.

C’était à cause du papillon. Ses ailes étaient trop légères pour qu’un cri de réponse, poussé de si près, ne le fasse pas s’envoler.

Violette continuait à observer les points noirs et les auréoles rouges qui s’élargissaient de façon si régulière
jusqu’au bout des ailes. La lumière passait au travers, c’était si joli !

Et ce jour-là, négligeant l’appel réitéré, inquiet, coléreux, puis désespéré de la grand-mère, Violette resta là, muette, immobile, à observer les ailes du papillon.

Très vite, la grand-mère n’y tint plus. Elle descendit à la hâte les cinq marches du perron, au risque de tomber, comme le jour où, portant une bassine de confiture, elle s’était cassé le bras en apercevant, en haut des marches, Violette toute petite, qui risquait la chute.

C’est la grand-mère qui était tombée.

Cette fois, elle allait enfiler les sabots qui l’attendaient au pied du perron, et se mettre à courir aussi vite que le permettaient les semelles de bois, précipitant leur crissement sur le gravier. Puis elle descendrait, entre les plates-bandes et les arbres fruitiers, jusqu’à la rivière, là où il suffisait de pousser la petite porte, cette frontière dérisoire entre la sécurité du jardin et tous les dangers du monde extérieur.

– Violette, où es-tu ?

Ne pas y croire. Se fâcher, pour ne pas laisser l’épouvante envahir la chaleur de midi de son odeur pestilentielle.

– Tu vas voir !

La menace favorite. Celle qui jouait les impasses, à présent que les caresses d’orties sur les mollets n’avaient plus de prise : Violette courait trop vite !

Son impuissance flagrante n’empêchait pas la grand-mère de répéter ce « Tu vas voir ! » qui n’ouvrait sur rien du tout.

Pourquoi Violette ne répondait-elle pas ?

La grand-mère, aux aguets, s’arrêtait à quelques pas, et lançait pour la dixième fois son cri de guerre, dans le frissonnement moqueur des peupliers. « Tu vas voir ! »

Déjà, ce cœur dont elle parlait à toute occasion, répétant à la moindre émotion : « J’ai le cœur qui me bat ! » se manifestait par de grands coups accélérés.

Cette femme pourtant solide, qui avait vécu deux guerres, retrouvait, tant d’années plus tard, derrière l’apparente éradication des menaces de mort, l’effroi du danger permanent.

Un premier scénario se développait dans son esprit : elle bondissait chez les plus proches voisins, et là, échevelée, rouge d’avoir couru, mais avec des pâleurs soudaines, elle expliquait en hâte qu’il fallait appeler les pompiers, les gendarmes, trouver un téléphone, encore rare dans les maisons, ou prendre une voiture, mais tous ne savaient pas encore conduire… Les mots se bousculaient, les larmes venaient, elle gémissait. Aller vite, c’était l’essentiel ! Prévenir !

On l’écoutait trop passivement, on cherchait à la rassurer, on proposait d’aller avec elle à la recherche de Violette, qui avait dû simplement s’éloigner, qui ne devait pas entendre. Mais le bord de l’eau devenait brusquement un lieu de répulsion.

Et voilà : deux heures plus tard seulement, deux heures trop tard, tout serait, tout ÉTAIT enclenché : les recherches officielles sur le sentier, et dans la rivière.

La grand-mère, écrasée par sa responsabilité, par la culpabilité d’un « Je savais que cela arriverait ! » qui n’avait rien empêché, haletait en piétinant sur le sentier, où des hommes en uniforme, sur un bateau prêté par un riverain, venaient d’embarquer un grappin noir suspendu à une chaîne. La grand-mère tremblait de voir cette énorme araignée de fer, qui devait servir à accrocher par son vêtement l’enfant noyée.

Sur le chemin, les chiens pisteurs reniflaient, poursuivant la trace de la fillette sur un kilomètre, s’arrêtant souvent à un point précis, là où l’on perdait sa trace.

Là où s’était envolé le papillon.

La grand-mère vivait tout cela. Elle l’avait prévu. Et elle le revivrait toujours.

Violette avait-elle glissé, là où le chemin devenait plus étroit ? À moins qu’elle n’ait rencontré un pêcheur, dont la prise récente palpitait encore dans la gibecière entrouverte… Serait-elle l’une de ces fillettes disparues, dont on parlait dans les journaux ?

Qui était le prédateur à l’affût, caché derrière les peupliers de la rive ?

La grand-mère fixait la barque où gisait le grappin. Et tout à coup, voici qu’elle entendait un bruit de chaîne, et qu’accouraient tous les curieux du voisinage. Plus de silence ni de paix. Plus de vie non plus : les insectes s’étaient figés dans les herbes, calfeutrés dans les feuilles. Les oiseaux ne chantaient plus. Même la brise s’était aplatie sur le sol comme un animal que la crainte couche à terre.

Le cœur de la grand-mère battait de plus en plus fort. Elle aurait voulu qu’il éclate, avant qu’on ne soulevât le grappin jeté dans l’eau. Mais elle n’y pouvait rien. Elle regardait. Et les crochets de fer rapportaient quelque chose. Une manche de vêtement, sur un bras raide. Et des algues autour.

C’était trop. Le corps de la grand-mère chavirait, glissait par terre. Les voisins retenaient sa chute. Et elle revenait à la vie, à l’horreur de la vie.

Dans les divagations de son évanouissement, un autre scénario s’était cependant formé, incroyable, inespéré.

Violette réapparaissait. Elle avait regardé un papillon. Elle l’avait suivi, de fleur en fleur, jusqu’au pont du chemin de fer, cette frontière du monde connu.

Elle avait continué à marcher au-delà du pont, là où il ne fallait aller sous aucun prétexte, car le chemin était étroit et glissant, et qu’il n’y avait plus de jardins, rien que des champs…

Voilà : le papillon, soudain, s’était envolé au-dessus de la rivière, et Violette, un peu perdue, était lentement revenue…

– Tu vas voir !

Mais la menace avait perdu de sa force. La grand-mère tremblait tellement…

À moins que ce ne soit une illusion. Violette avait bien suivi le papillon, mais glissé vers la rivière, et, tout habillée, n’avait pas pu nager, pas pu prendre pied sur la rive boueuse et pleine de ronces…

Tous les scénarios se succédaient, dans l’esprit troublé de la grand-mère…

–Tu vas voir… murmurait-elle encore.


Violette, joyeuse, inconsciente de la terreur qu’elle venait de provoquer, avait surgi au bas du perron.

Violette, muette et taquine, avec, dans les mains, deux tomates fraîchement cueillies, parfumées d’avoir mûri au soleil.

 

2

Chaque année, sur la route de leurs vacances, les parents s’arrêtaient deux ou trois journées chez la grand-mère. C’était pour eux l’occasion de réunir une brassée de photos de Violette.

La grand-mère, elle, n’avait jamais tenu d’appareil photo en main.

Mais elle avait posé, royale, dans sa magnifique robe de mariée. Et le photographe lui avait fait ce compliment : « Vous êtes la plus belle mariée de l’année !»

Elle portait la tête haute, sous le flot de dentelles qui ourlaient le col montant. Et elle pinçait ses lèvres minces sur une indicible revanche.

Mais depuis, elle se voulait du côté de la vie, et non de l’image.

Pour Violette, il n’y avait pas de plus belle journée que celle de l’attente. Elle se faisait une fête de guetter la 203 Peugeot, en fin d’après-midi. Il passait peu de voitures. Lorsque la 203 apparaissait au bout de la rue, Violette sautait de joie sur le trottoir. Maman ! Serrer maman dans ses bras !

Celle-ci descendait de voiture, en short, avec ses cheveux frisés répandus sur les épaules. Elle ôtait sa casquette à visière bleue pour embrasser sa fille. Violette s’accrochait à son cou, ne voulait plus la lâcher. Mais déjà, elle parlait à d’autres, et son regard à l’horizontale passait au-dessus des cheveux de Violette, qui glissait à terre. Collée contre sa mère, la petite fille observait le mouvement de ses lèvres. Elle écoutait résonner sa voix dans sa poitrine, à la hauteur de son oreille. Elle réalisait avec émerveillement la réalité de sa mère.

Et elle essayait d’attirer son attention en lui chatouillant le menton.

Le lendemain, au réveil, son premier regard allait au peignoir de soie, pendu à la porte du cabinet de toilette. Yeux mi-clos, Violette se délectait.

Son père apparaissait, visage couvert de savon à barbe, blaireau à la main. Il embrassait Violette du bout des lèvres, sur le bout du nez.

Plus tard, dans le jardin, il avisait un coin d’ombre, pour installer son pliant, et fumer la pipe en se plongeant dans un livre. Parfois, assis sur le banc de la cour, il lui lisait une histoire.

Mais quand venait l’heure de la promenade…

Alors les parents se postaient à quelques mètres de leur enfant, et commençait la lente élaboration d’un cliché que le père développerait lui-même, à Paris, dans la petite salle de bains obscurcie, et reproduirait en maints exemplaires.

Derrière lui, arrêtant Violette dans son élan du moment, la mère gesticule, accumulant les pitreries pour la faire rire. Combien de fois Violette l’a-t-elle attendu, ce petit oiseau qui devait sortir de l’appareil, et qu’elle ne parvenait jamais à apercevoir !

La préparation d’une photo était minutieuse comme celle d’un champ opératoire. Cadrage, diaphragme, mise au point. On donnait à Violette une corde, dont on plaçait l’extrémité sur le bout de son nez, puis qu’on tirait jusqu’à l’objectif. Quand elle lâchait la corde, il fallait recommencer à mesurer, à régler, à attendre. « Un petit sourire ? » Au mauvais moment, le soleil lui inspirait une grimace. Chaque cliché demandait des trésors de patience. La mère ne savait plus quelle singerie inventer pour obtenir le nécessaire sourire, et le père, l’œil rivé au viseur, dans une recherche de perfection, ne se décidait pas à faire entendre le déclic. Alors la mère reprenait de plus belle, sans souci du ridicule, intercalant parfois un « Raymond, tu te dépêches ! » entre deux clowneries.

Et quand le vieux Voitländer à soufflet repliait enfin son accordéon, après avoir fait entendre le déclic tant attendu, Violette voyait avec soulagement son père quitter sa posture de statue, la libérant de la sienne par la même occasion.

Pendant ces jours bénis où ses parents lui rendaient visite, le rite de la sieste était écourté et les promenades rallongées presque jusqu’au pont, au-delà duquel le sentier n’était plus praticable. Violette balayait le chemin avec des branches de peuplier. Elle découvrait les prolongements de son univers familier, les champs, les vaches qui s’approchaient de la clôture avec curiosité. Il fallait faire attention au taureau, surtout quand on portait du rouge. Violette craignait pour le nœud de ses cheveux.

Enfin le soir, la petite fille n’était plus seule dans sa chambre : de leurs lits respectifs, maman et elle pouvaient se donner la main. La nuit serait douce, sans les dangers de la solitude.

Maman n’appréciait pas toujours les jeux de Violette : elle était réticente à prendre un oiseau dans ses mains, à caresser les petits lapins, même les blancs, si jolis. Et un jour, l’envol de mouches mordorées, issues de la boîte de vers que Violette conservait pour la pêche, lui causa une frayeur épouvantable. Violette savait qu’il fallait toujours rassurer maman.

Chaque année, la visite de ses parents faisait à Violette l’effet d’un tourbillon.

Quand ils repartaient, si vite, si désireux, apparemment, de reconstituer leur couple, leur bonheur itinérant des vacances d’avant-guerre, même si la Peugeot avait remplacé le tandem, Violette se retrouvait étourdie. Elle avait l’impression de tomber par terre, après trois tours de valse.

Le premier soir sans eux, à l’heure des martinets, qui tournoyaient au-dessus de la maison en jetant de longs piaillements, le silence de la maison et du jardin lui soulevait le cœur.

La grand-mère savait bien qu’elle était triste, même si elle feignait d’avoir une poussière dans l’œil.

Elle lui disait : « Alors, je ne compte plus ? »

Bourrelée de remords, Violette ravalait ses larmes.

La grand-mère avait droit à l’enfant, les parents aux photographies, et Violette, elle, n’avait droit qu’au bonheur.

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